- Ce que j’ai le plus de mal à écrire, ce sont les descriptions.
- Je ne l’aurais pas cru.
- Entendons-nous bien : j’adore faire les descriptions. Trouvez le juste équilibre entre partager sa vision et laisser une marge d’imagination au lecteur. Parler des visages, des villes, des paysages… c’est comme… peindre. C’est exactement comme peindre, c’est une autre dimension à l’écriture et c’est fabuleux.
- Mais vous avez du mal à peindre.
- Pas en soi. Ce qui me pose problème, c’est l’intégration au tout. Rien que le fait qu’on parle de « descriptions » comme quelque chose de bien distinct du reste. Description, action… pour moi le secret de la vraie bonne description est de la faire découler du récit de la façon la plus naturelle possible. Parce que dans la vraie vie, on met rarement la scène en pause pour détailler quelque chose du regard.
- Alors comment on fait ça ?
- Les plus mauvais vous feront le coup du miroir. (Il avala encore un peu de café). Vous voyez la petite librairie derrière vous ? Je suis sûre que si vous prenez n’importe lequel des romans en tête des ventes, et que vous lisez le début, vous tomberez sur le coup du miroir. C’est-à-dire que dans le premier chapitre, où l’on verra sans doute le personnage central éteindre son réveil, se lever et passer à la salle de bain, quel ennui mon dieu, celui-ci croisera son reflet dans un miroir. Probablement en se brossant les dents, ou juste en se rafraichissant le visage. Et vous aurez alors cette phrase magique, maléfique en fait, vraiment : Le miroir lui renvoya l’image d’un… d’un ce que vous voulez. Le miroir lui renvoya l’image d’un quadragénaire aux traits tirés par le manque de sommeil et au regard prématurément vieilli, apparent derrière quelques boucles brunes. Ou bien Le miroir lui renvoya l’image d’une jeune fille battante, au menton volontaire et au visage résolu encadré par de longues mèches blondes. Il devrait y avoir une loi contre ça.
Le serveur posa une bière fraichement décapsulée sur leur table, et la note juste à coté. Laurel gardait le regard sur la devanture de la librairie et les titres en vitrine, hésitant à prendre Charles Bennet au mot et à aller feuilleter un des livres pour vérifier sa théorie. Charles, lui, continuait :
- Il devrait même y avoir deux lois contre ça, étant donné que mon dernier exemple contient une autre infamie littéraire : le menton volontaire. Le regard tendre. Le jour où les écrivains cesseront de croire qu’on peut décrire la personnalité via le physique, la littérature se portera beaucoup mieux.
- Vous savez que vous évitez encore la question ?
- Oui mais ça, c’est un tour de passe-passe acceptable pour un écrivain.
Laurel Loiseau coupa le magnétophone.
- Dois-je me montrer plus dirigiste ?
- Je vais répondre à votre dernière question, et on verra pour les suivantes ?
Laurel demeura silencieuse, l’encourageant du regard, à continuer. Et rallumant le petit enregistreur.
- Dans l’idéal, j’insère les descriptions dans l’action. Mais de vraies actions, qui ont un sens. Pas comme passer dix minutes à se regarder dans le miroir pour s’assurer qu’on a toujours le même nez et les mêmes foutues mèches blondes. Des actions justifiées par la narration. Ou des observations justifiées par le personnage. Si vous voyez quelqu’un pour la première fois, que vous avez vraiment l’opportunité de l’observer – il dort, par exemple, ça marche. Ça fragmente un peu, et il faut que le lecteur ait parcouru quelques pages pour une vision d’ensemble du personnage, mais je préfère au bouton pause. Et puis ça évite les clichés du genre, pas si évidents de passer au travers quand on s’arrête pour une vraie description complète.
- Ah.
- Brut de décoffrage, ce sont toujours des clichés qui viennent pour les descriptions. Un cliché est un cliché parce qu’il traverse le temps, dure, donc… fonctionne. Regardez. Imaginons que vous êtes un de mes personnages. Et que je veuille composer une description de vous. D’un coup comme ça, en mode « pause ».
Il recula sa chaise de quelques centimètres, comme pour embrasser Laurel du regard.
- Bien sûr je n’irai pas naturellement jusqu’à parler de l’ambre flamboyante de vos longs cheveux. J’ai ma dignité. Je suppose que je pourrais dire « cuivre ». Des cheveux couleurs cuivre. Pas vraiment original, en même temps c’est ça. Et puis votre visage…. quoi, un nez « mutin », des pommettes « légèrement esquissées » ? C’est nul. C’est forcément nul. En fait je crois que le mieux c’est de faire au plus simple. De dire que vous avez les yeux bruns, et pas « noisette », que vous êtes de taille moyenne, les épaules étroites. Que vous êtes jolie, même si on tombe dans le subjectif. Dès qu’on tombe dans le subjectif, il faut doser. Connaître et faire ressentir la différence entre mignonne, jolie, belle. Donc j’en serai là, à dire que vous êtes jolie, un peu pâle, mais jolie, avec un visage fin et des cheveux cuivre, que vous portez la chemise blanche avec une élégance presque masculine, que peut-être, les boucles d’oreilles vous irez bien et que vous sentez la mer, les embruns – vous êtes venue par le bateau ? On quitte un peu la description, et on tombe dans les clichés. Quitte à faire du descriptif en un bloc, autant le faire de façon factuelle, ça n’a aucun lyrisme, mais tenter le lyrisme, c’est risquer la mièvrerie.
- Vous allez me faire croire que vous êtes un écrivain qui ne prend pas de risques ?
- Non, bien sûr. Ça serait frustrant, surtout en ce qui concerne les descriptions.
- De quelle façon ?
- Vis-à-vis du tableau. De la façon de peindre. Parfois en tant qu’auteur j’ai vraiment envie de mettre en pause et de décrire la fille ou la ville en détails, de caser le tableau, de m’atteler à l’exercice. Dans ces cas là j’essaie de nouveaux trucs. Ça ne marche pas toujours.
- Quels genres de trucs ?
- Insérer une description dans une autre forme de narration. Sous un faux prétexte. Les dialogues par exemple.
- Les dialogues ? Vous avez inséré une description de personnage dans un dialogue ?
- Oui.
- Ça a marché ?
- Je pense que ça fonctionnait bien, oui. Je pense aussi que ça s’est vu.