Ann Anticipation

Ann Anticipation

Alors M. Fossoyeur fit tomber une première pelletée de terre sur le cercueil, puis une seconde. Très seule et très droite au bord du trou fraichement creusé, Ann peinait à détacher ses yeux anthracite de la pierre de même couleur. Dépourvue de vidéo ou d’incrustation holographique, la seule tombe du cimetière à n’arborer que des mots. Une petite phrase qu’Ann avait finalement eu le droit de choisir, qui résumait l’existence de son père avec une amnésie sémantique propre à l’époque, et une touche d’ironie que l’époque ne pouvait pas comprendre.

Joseph L. Anticipation
2000 – 2084
Architecte d’un monde meilleur

Un andromate de télésurveillance passa aux abords du trou, imprima les images du fossoyeur et de la jeune femme sur ses rétines électroniques, et ne constatant aucun trouble, continua son chemin, flottant entre les tombes comme un fantôme de métal. Ne resta que le vent. Un vent abrasif qui horizontalisait l’herbe du cimetière, un souffle papier de verre qui ripait sur la peau. Il semblait à Ann que le climat, pourtant quelque peu rééquilibré, se faisait de plus en plus inamical avec le temps. A l’encontre tout au moins de son espèce. L’être humain ôté du Tout, de cette équation appelée Nature qui s’était un temps résolue par une symbiose.
Bien sûr, il se pouvait aussi fort bien qu’il n’en soit rien, que cette hostilité n’existe en vérité qu’aujourd’hui dans ce cimetière, et ne soit pas tant le fait de la nature envers Ann que l’inverse. N’eut-il pas été légitime qu’elle éprouve en l’instant une certaine aversion à l’encontre de la Terre, de la terre qui était en train d’avaler son père ? De décomposer sa chair et la mémoire qui y était gravée, de dissoudre la matière et l’individu pour le rappeler au Tout. Finalement, non, l’homme n’en était pas exclu, simplement, il prenait son indépendance dans ce bref morceau de temps qui allait de sa naissance à sa mort, un morceau arraché au néant à coups de dents, et qui exigeait qu’on se batte chaque seconde pour le conserver une de plus. Sur sa propre bande de temps, Ann était à présent seule, et son père de nouveau fusionné à la Terre, il n’appartenait plus qu’à elle, la chair de sa chair, de perpétuer la mémoire au-dedans.
Alors elle dit :

— Il n’était pas biologiste, vous savez.

M. Fossoyeur planta sa bêche dans le sol, posa son pied sur le tranchant du fer, épousseta ses mains sur son uniforme et enfin, se jugeant peut-être maintenant présentable, releva la tête pour faire face à Ann.

— Votre père ?
— Oui. Sa… fiche nécrologique, sur le Réseau ? Il est décrit comme un généticien. En vérité, il a eu l’idée de départ, le codage de l’information dans l’ADN, mais il n’a jamais travaillé à toutes ces choses, les introns, les… segments de nucléotides muets, l’insertion même des mots dans nos patrimoines génétiques, toutes ces technicités… Il n’a rien fait au-delà de l’idée. Rien décidé non plus, vous savez. Cette hiérarchie à la con, et qui serait Porteur de quoi, les données scientifiques dans les gènes des uns, les romans de gare dans les gènes des autres…

Elle eut un geste de la main comme pour chasser les derniers mots échappés d’entre ses lèvres.

— Enfin, juste, ce que je veux dire… Il n’était pas biologiste. Ou même informaticien… il n’était pas un homme de sciences.

Peut-être M. Fossoyeur comprit-il ce qui se jouait là, et quel était son rôle, qu’il comprit qu’il venait d’être fait témoin de quelque chose, de la transmission d’une vérité qui sans cet échange, risquait de se perdre dans la terre. Aussi ne laissa-t-il pas mourir la conversation :

— Qu’est-ce qu’il était vraiment, alors ?

— Un homme de lettres. Enfin…

Elle baissa la tête, dissimulant un sourire.

— Vraiment, il était conteur d’histoires.

M. Fossoyeur détourna les yeux une seconde pour les poser sur le L. de la pierre tombale, le L indiquant qu’en l’ADN de Joseph Anticipation était codée de la Littérature. D’anticipation, donc. Il n’osa pas demander quel avait été son nom, leur nom original. Il dit juste, avec un regard entendu :

— Je ne savais pas qu’il y avait encore des erreurs sur le Réseau.
— Il n’y en a jamais, répondit simplement Ann.

Et c’était là, à son sens, le cruel paradoxe du Réseau, comme de cette société dont il était la parfaite photocopie numérique : jamais d’erreurs, mais pas toujours la vérité. Comme elle pouvait le haïr, ce double numérisé du monde qui dévorait l’original. Tout dupliquer en 0 et en 1 par besoin de tout savoir, de tout voir. Et bien sûr, de tout montrer. Comme si une idée, une action ou un choix qui n’était pas vu, commenté, lu (et approuvé) n’existait pas. Il avait été un temps où une loi universelle, vérifiable aussi bien en physique qu’en humanité, disait que l’observateur modifiait ce qu’il observait. Cette loi avait changé son énoncé pour « l’observateur donne réalité à ce qu’il observe » bien avant la naissance d’Ann, à l’époque son père n’avait été qu’un petit garçon. C’était ce besoin permanent d’un regard qui avait cristallisé la naissance du Réseau, cette immense interconnexion planétaire où l’on pouvait tout trouver, qui avait cristallisé un futur, son présent, en une version précisément envisagée et crainte par les générations précédentes. Une version bien sûr accueillie et présentée comme meilleure, si ce n’était comme la meilleure. Le Réseau avait conduit à la totale transparence du monde. De fait le monde aveuglait Ann.

— Alors il a eu l’idée dans une histoire ?

De nouveau, un demi-sourire, aussitôt emporté par la marée du souvenir :

— Oui… plus que ça, il a eu l’idée pour une histoire !
— Une histoire d’anticipation ?
— Bien sûr.

Une histoire dont il lui avait si souvent conté la genèse, la métahistoire, en quelque sorte… « C’est tout bête, vraiment, mais si on peut tout traduire en 0 et 1, on peut coder deux fois plus en G, A, T et C, non ? ». Si. Ça avait d’ailleurs sauvé la littérature, pourtant pas le souci premier des messieurs qui s’étaient emparés de l’idée. Peut-être que ce que Joseph Anticipation n’avait finalement pas anticipé, c’était à quel point les problématiques d’archivage allaient se faire prioritaires. Il y avait pourtant eu quelque chose de logique dans cette évolution. De son temps déjà, la société était économique, et l’économie n’était plus qu’information. Le fonctionnement du monde reposant sur du vide.

— Une bête histoire… Je ne pense pas qu’il se soit jamais imaginé que ça devienne une réalité.
— Faut dire, ça avait quelque chose de la solution idéale…
— En termes pratiques, sans doute oui…

Car était arrivé un moment où le monde n’avait plus pu porter ce jumeau de données cannibale. Après le papier, abandonné pour laisser à la planète une chance de recouvrer un peu de vert, et devenu le presque vestige d’un temps révolu, c’étaient les serveurs informatiques qui étaient un moment apparus comme la solution idéale. Leur multiplication, associée à la nécessité constante de les refroidir qui avalait plus d’énergie encore que les machines elles-mêmes, les avaient vite transformés en cauchemar écologique. Le réseau était devenu trop grand. Trop lourd. Ironiquement, trop matériel, parce qu’au final c’était bien de cela qu’il s’agissait. On avait dématérialisé le monde physique et matérialisé ce qui n’avait existé qu’en pensée, idée, concept, l’identité en tête de liste – oh, il avait été tellement plus beau, leur véritable nom de famille ! Dire qu’elle ne l’avait elle-même jamais porté, au nom de ce besoin d’information, ce catalogage qui se faisait maintenant dès le patronyme, dès que l’on tendait la main à quelqu’un pour se présenter. Ann releva les yeux sur le badge d’Eric C. Fossoyeur, dont l’ADN n’avait pas du contenir assez d’introns pour lui permettre de devenir Porteur d’un livre, d’un manuel pratique ou d’une quelconque information figée et archivable, limitant ainsi ses options aux rares métiers encore confiés à des êtres de chair.

Voyant qu’elle le regardait de nouveau, M. Fossoyeur osa reprendre la parole :

— Pas juste dans la pratique… C’était aussi une belle idée dans le symbolisme, vous voyez ? Votre père… il a remis l’homme au cœur du monde, parce que c’est dans notre chair que le monde a fini par graver ce qu’il considérait comme son bien le plus précieux, aussi absurde que ça nous paraisse. Peu importe que l’on soit Porteur d’un roman, d’une notice ou d’un bouquin de cuisine… c’est nous à présent, sa mémoire. Enfin… vous, corrigea-t-il en tapotant son badge. Parce que vous le portez hein ? Dans votre A.D.N., le livre, il a été transmis intact ?
— Oui. Mon père disait que c’est ce que j’avais hérité de mieux de lui.
— Vous avez aussi de très beaux yeux.
— Ceux-là je les tiens de ma mère.

Les yeux, le livre, c’était tout. Un livre d’ailleurs oublié de la plupart, qui ne serait sans doute jamais extrait de son code génétique et dont elle était, d’après les registres, une des rares porteuses encore en vie. Finalement, il était devenu un caractère transmissible comme un autre, au même titre que ses yeux gris. Il était l’héritage de son père plus que celui du monde. Ça tombait bien. Ann voulait bien être la mémoire de ses parents, mais refusait catégoriquement d’être celle du monde quand c’était justement cette mémoire qui le sclérosait. Cette duplication incessante d’informations identiques, bon Dieu, comme la multiplication folle et erratique de cellules cancéreuses. Quand il restait tant de nouveaux savoirs à conquérir ! Si seulement la société pouvait cesser de se regarder, de s’auto-copier comme par peur de se voir disparaître, et tourner les yeux vers le ciel, un ciel laissé à l’abandon par tous les programmes de recherche officiels. Directive collective des gouvernements unifiés. On se souciera des autres mondes quand on aura réparé le nôtre. Sage décision oui, ne vivait-on pas aujourd’hui dans un univers sécurisé, sécurisant ? La stabilité tant recherchée s’était mutée en immobilisme. La société s’était arrêtée. Jamais ils n’avaient été si solidement ancrés sur terre, la porte des cieux cadenassée par la mort de l’imagination, les pieds enchainés par la mémoire devenue fonction passive, auto-constituante. C’était l’oubli qui demandait un effort, et Ann ne concevait pas d’évolution, de réinvention sans oubli. Il fallait reprendre le risque du mouvement, parce que la vie n’était que mouvement, il fallait se débarrasser des paradigmes établis, ré-imaginer, repartir… Oui, au devoir de mémoire, Ann préférait le droit à l’oubli.

Elle se demanda s’il lui resterait assez de papier pour ajouter ces nouvelles pensées à son journal. Aujourd’hui strictement réservé aux documents administratifs, le papier lui manquait. Au-delà de son coté matériel, de son odeur… lui manquait sa propriété à figer les mots, à figer l’information, à empêcher les mouvances des histoires comme de l’Histoire que l’on observait parfois sur le Réseau. Avec la fin du papier avait débuté l’Histoire écrite à l’envers… L’anti-anticipation, en quelque sorte. Alors Ann Anticipation ramena ses bras à sa poitrine, plus que jamais consciente de ce qui reposait en elle, de ce texte figé dans son corps de papier. Et adressa un sourire plein au fossoyeur, appréciant finalement sa vision des choses, le symbolisme qu’il venait de ressusciter dans l’œuvre de son père. Soudain l’épitaphe ne lui parut plus ironique.

Devant ce visage enfin ouvert, M. Fossoyeur demanda, sur un ton doux, comme s’il s’agissait là d’une question touchant au plus intime :

— C’est lequel, au fait ?
— Quoi donc ?
— Le livre de votre père. Le livre qu’il vous a transmis.
— Ah.

Elle resserra un peu plus sa propre étreinte, à la manière dont on pouvait, justement, serrer un livre contre soi, comme un dernier rempart contre un monde sans imagination.

— Ça s’appelle « 1984 ».

Le regard de M. Fossoyeur fut éclairé depuis l’intérieur, par une trainée de mémoire lumineuse :

— Oh, j-

Il s’interrompit comme l’andromate reparaissait dans leur champ de vision. Et reprit, le regard infrarouge de la machine ne quittant pas le sien :

— Jamais entendu parler.